Une langue qu’on disait perdue

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Autrefois, on pouvait traverser Montreux sans entendre un mot de français ; on peut le traverser maintenant [1877] sans en entendre un de patois. Les vieilles gens le parlent encore de préférence ; les enfants ne le savent plus ; c’est en français qu’on les entend se quereller dans la rue.

Eugène Rambert, Montreux, Neuchâtel, H. Furrer, 1877, p. 152.

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Une langue qui meurt ?

Les patois sont annoncés comme mourants depuis bien longtemps (il y a au moins 150 ans qu’on prédit leur disparition), mais ils s’obstinent à ne pas mourir. La diminution de leur présence est bien réelle cependant : ils étaient la langue maternelle de la majorité de la population romande au 19e siècle, tandis que les enfants qui les parlent aujourd’hui sont une exception rarissime. Les raisons qui ont provoqué cette évolution (diffusion du français par l’école et les moyens de communication à longue distance, déplacements de population à l’intérieur de la Suisse romande et au-delà, raisons idéologiques) agissent encore aujourd’hui et continueront certainement à exercer leur influence dans les prochaines années et décennies. Pourtant, le patois résiste, résiste mieux qu’on ne l’aurait cru, et gagne même des positions. Manifestement, la langue parlée traditionnellement en Suisse romande est restée très importante pour beaucoup. Cette importance a d’ailleurs eu des conséquences institutionnelles dans plusieurs cantons, qui montrent leur soutien au patois par leur constitution, leurs lois ou des actions de soutien ponctuelles. En 2018, la Confédération, sous la pression de parlementaires romands attachés au patois, a inscrit le francoprovençal et le jurassien dans la liste des langues minoritaires (et protégées) par la Charte européenne des langues minoritaires.

XIIe Fête des patois romands, Randogne, © 1965 Philippe Schmid, Médiathèque Valais-Martigny
Crédit : XIIe Fête des patois romands, Randogne © 1965 Philippe Schmid, Médiathèque Valais-Martigny
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Comment ces deux tendances se concilient-elles ?

Il y a manifestement, dans la population, un fort intérêt pour son maintien. En général, mais en particulier parmi les Suisses romands qui ont été exposés à un contact, même incomplet, avec les patois : parce qu’ils l’ont entendu dans un cadre familial ou là où ils résident, parce qu’ils s’intéressent à l’histoire ou aux noms de lieux, ou pour d’autres raisons encore. Cette part-là de la population est naturellement beaucoup plus importante que celle des patoisants, et elle a souvent acquis un lien personnel fort avec cet élément linguistique qu’elle reconnaît comme lui appartenant aussi. Cette partie de la population joue aujourd’hui un rôle important dans la défense et le maintien du patois. C’est par son action conjointe à celle des patoisants que la vie du patois prend de plus en plus de nouvelles formes, et des formes diverses.

Fête romande et internationale des patoisants, Bulle 2013,© Nicolas Repond
Crédit : Fête romande et internationale des patoisants, Bulle 2013 © Nicolas Repond

Les organisations défendant le patois existent depuis longtemps.

En réalité, depuis qu’on a compris que l’existence de celui-ci était menacée, au 19e siècle. Les sociétés de patoisants, à une échelle locale, leurs regroupements, à une échelle cantonale ou à celle de la Fédération romande et internationale des patoisants (qui organise tous les quatre ans une grande rencontre), n’ont fait que précéder un soutien qui est aujourd’hui donné aussi par les états (on peut citer le cas de la Fondation du patois dans le canton du Valais). Leur activité consiste à entretenir l’usage oral de la langue (en fournissant des occasions de le pratiquer) et à développer, dans certains cas, les occasions de l’écrire. Il y a longtemps aussi qu’existent des chorales ou des troupes de théâtre exerçant leur activité en francoprovençal ou en jurassien, mais il est notable que des jeunes filles et des jeunes gens y recherchent actuellement en nombre un contact avec une langue qu’ils n’ont pas apprise à la maison.

Femme en costume Vaudois, Fête des patoisants Porrentruy, 2022 (c) Radio Fréquence Jura, RFJ
Crédit : Femme en costume Vaudois, Fête des patoisants Porrentruy, 2022 © Radio Fréquence Jura, RFJ

L’enquête linguistique

Outre la fondation de sociétés de patoisants, une autre réponse ancienne au risque d’extinction des parlers traditionnels a été l’enquête linguistique. Elle nous a donné, entre autres fruits notables, le Glossaire des patois de la Suisse romande, un répertoire extrêmement complet des parlers de la Suisse romande. Mais cette activité, qui ne diminue pas du tout, prend aujourd’hui une autre forme et un autre sens. Il s’agissait auparavant de conserver une langue, avant une mort qu’on prévoyait, et les grands glossaires du 19e et du 20e siècle sont en quelque sorte des monuments ou des musées. On observe aujourd’hui que pour les patoisants, parfois très à l’aise avec leur langue, mais parfois moins sûrs d’elle, l’activité de rédaction d’un dictionnaire n’est pas seulement une opération de sauvegarde, mais aussi l’occasion de vivre avec le patois, seul ou avec les autres rédacteurs de l’œuvre : c’est une activité de maintien du patois, dans sa compétence et dans celle d’un groupe.

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Tournage d’une émission de radio en patois, val d’Annniviers, 1960 (c) Frido Pont, Médiathèque Valais-Martigny
Crédit : Tournage d’une émission de radio en patois, val d’Annniviers, 1960 © Frido Pont, Médiathèque Valais-Martigny

Rédaction de dictionnaires

La rédaction de dictionnaires devient donc une des activités (très valorisée d’ailleurs) par lesquelles le patois est maintenu, en-dehors de ses fonctions traditionnelles de communication, et un des nouveaux types de maintien et de réapprentissage de la langue. Ceux-ci sont nombreux, car ce qui a changé radicalement aujourd’hui est la légitimité de la présence du patois. La condamnation de son usage n’est plus visible, et on constate au contraire de nombreux faits de valorisation explicite. Ce sont des usages de plus en plus nombreux qui sont valorisés (des usages partiels, plus courts qu’une conversation entière) et des patoisants qui n’ont appris la langue traditionnelle que tardivement sont considérés aujourd’hui, beaucoup plus qu’il y a encore une génération, comme des interlocuteurs possibles, voire appréciés. Le développement de cette nouvelle catégorie de patoisants, qu’on peut appeler locuteurs tardifs, contribue à un changement de dynamique : le nombre des personnes parlant le patois ne subit plus la diminution inquiétante que l’on observait. Un changement des modes de rapport au patois permet son maintien, au moins là où il était encore resté présent.

Fête romande et internationale des patoisants, Bulle 2013 © Nicolas Repond
Crédit : Fête romande et internationale des patoisants, Bulle 2013 © Nicolas Repond
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Le patois n’a pas dit son dernier mot

La langue traditionnelle a certainement abandonné, complètement ou presque, ses fonctions traditionnelles. Elle a cependant trouvé d’autres façons de continuer à exister, voire de se développer, selon un mode qu’on a pu appeler post-vernaculaire. Elle est présente dans l’espace public, sur les panneaux de signalisation comme sur les enseignes de magasins ; elle est un signe de reconnaissance et d’appartenance à une communauté, même sous la simple forme de l’énonciation de quelques phrases ou quelques mots ; là où le patois est encore le plus présent, sa maîtrise confère un prestige et des avantages sociaux réels.

Le patois n’a pas dit son dernier mot.

Fête romande et internationale des patoisants, Bulle 2013 © Nicolas Repond
Crédit : Fête romande et internationale des patoisants, Bulle 2013 © Nicolas Repond
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NB : Ces réflexions s’appuient sur des travaux menés dans le cadre du projet « Évolution des patois en Suisse romande : prédictions de vitalité, système linguistique et pratiques langagières » (GPSR-Unine et Centre scientifique de compétence sur le plurilinguisme, Fribourg) par Raphaël Maître, Marinette Matthey et Yan Greub. Voir en particulier M. Matthey, R. Maître, Y. Greub, Les patois romands aujourd’hui : entre décroissance, résilience et attentes, Fribourg, Institut de plurilinguisme, 2025.

Yan Greub, professeur associé en linguistique et philologie, Université de Genève
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